Natalia Gortcharova : "Le Cortège funèbre"

Natalia Gortcharova est cette artiste russe née en 1881 près de Moscou qui, en tant que peintre, s’est très vite imposée comme le chef de file de l’avant-garde russe. A la fois peintre, décoratrice de théâtre et styliste, elle a été une artiste inclassable, extravagante et très controversée dont le travail a marqué l’art de la première moitié du XXème siècle. Son œuvre flamboyante a rencontré le succès dès 1905 et a occupé pendant de longues années la scène artistique de son époque, mais la guerre a stoppé son ascension en faisant tomber peu à peu son œuvre dans l’oubli. Le musée d’Art Moderne de la Ville de Paris lui a consacré ainsi qu’à son compagnon peintre Michel Larionov une grande exposition en 1961, et la Tate Modern de Londres a organisé en 2019 la première rétrospective de son œuvre.

Au tout début du XXème siècle s’ouvre en Russie une longue période de troubles qui aboutit à la Révolution d’Octobre de 1917. Toutes les bases de la société russe sont ébranlées. C’est dans ce contexte difficile que Natalia Gortcharova étudie tout d’abord la sculpture avant de se consacrer en 1904 à la peinture après sa rencontre avec le peintre russe Michel Larionov (1881-1964).

Ses premiers travaux sont dans la mouvance impressionniste puis cubiste mais, à partir de 1907, elle s’ouvre au mouvement néo-primitiviste influencé par l’art populaire russe. En 1909 un style primitif s’affirme en Russie, largement illustré par le couple Gortcharova et Larionov, en s’inspirant du travail des peintres européens comme Cézanne, Gauguin et les artistes fauves. Puis ils adhèrent au mouvement futuriste, à sa démarche sociale et son rejet de l’héritage de la Renaissance. Ensuite Natalia fédère en 1912-13 au rayonnisme, le premier pas de l’art abstrait en Russie. Elle expose en 1914 à Paris au Salon des Indépendants, introduite par les époux Sonia et Robert Delaunay, deux peintres reconnus. En 1915 elle quitte définitivement la Russie pour suivre les déplacements du Ballet de Diaghilev en Europe, avant de s’installer en 1918 à Paris et de rejoindre les artistes de l’Ecole de Paris. Les années 20 et 30 seront très fertiles avant que la guerre et l’après-guerre inaugure pour l’artiste une période de pauvreté et d’oubli, jusqu’à ce que les rétrospectives de Serge Diaghilev à Londres la replacent sur le devant de la scène.

Très prolifique, Natalia Gortcharova avait déjà peint à 22 ans 748 tableaux, ce qui rend leur datation difficile. Son style unique explore l’art paysan, les broderies russes, les sculptures sur bois, les céramiques et bien sûr les icônes.

« Le Cortège funèbre » est un tableau de 1906 mais cette date pose problème car le cadre du tableau porte celle de 1903. Il est conservé au Musée des Beaux-Arts de Lyon. On peut s’interroger aussi sur le sujet du tableau car Natalia Gortcharova n’a jamais traité ce genre de scène : peut-être a-t-il été peint par son compagnon Larionov ?

Le tableau se partage en deux plans qui creusent le motif. Celui du haut est lui-même divisé en trois scènes qui défilent comme sur une pellicule de photos. Il est construit sur les diagonales, les horizontales permettant la transition entre le premier et le deuxième plan et l’horizontale du trottoir. La composition est ouverte sur les deux côtés et, en haut à droite, le museau du cheval est étonnamment tronqué.

La couleur structure la forme ; elle est expressionniste par ses oppositions de vert et de rouge. La peinture est appliquée en grands aplats de noirs et de gris engendrant plus la lumière que le modelé des formes : c’est un procédé audacieux ! Le sol est peint en touches nerveuses et hachées qui font vibrer le tableau. Le visage du croque-mort est cubiste tandis que les petits personnages qui participent à la scène préfigurent le mouvement primitiviste.

Bien que peinte en Russie, cette toile est plus européenne que russe dans sa modernité, dans son style et dans sa forme.

Natalia Gortcharova a participé, avec d’autres artistes russes, à la vie culturelle de son temps en promouvant des idées très novatrices. Son œuvre importante et originale retrouve depuis quelques années la place qu’elle n’aurait jamais dû quitter dans l’histoire de l’art du XXème siècle !

Brigitte Roussey